lundi 8 juin 2009

Préface

Le groupement de textes qui suit se veut être une courte anthologie de la poésie engagée. Ces poèmes, s’étalant du XVème au XXème siècle sont l’arme pacifique des poète qui se dressent contre les hommes de leur temps, en rempart de la morale contre la violence, la tyrannie, la guerre, l’horreur ou l’injustice. D’autres se démarquent de ces grands thèmes, mais tous sont profondément ancrés dans leur époque souvent troublée, essence même de l’engagement de ces poètes qui ne peuvent se résigner à la passivité.

Le premier et le plus important des thèmes de le poésie engagée est la Guerre, car celle-ci a marqué les deux derniers siècles de l’histoire littéraire : les guerres ont souvent été des périodes très florissantes de la poésie engagée avec des poèmes comme Le mal ou Le dormeur du val de Rimbaud mais aussi Le déserteur de Boris Vian qui, au XIX siècle comme au XXème siècle ont poussé une plainte, un cri pour dénoncer l’horreur du premier mal du monde.

J’ai ensuite décidé de présenter dans un même ensemble deux poèmes de deux auteurs ne s’étant jamais connu mais dont les poèmes se rattachent à deux thèmes qui bien qu’opposés sont indissociables. Le premier, de Paul Eluard est une ode à la fois lancinante et poétique à une Liberté perdue par l’esclavage qu’Aimé Césaire montre et dénonce dans ses Cahiers d’un retour vers le pays natal.

Il n’aurait pas été convenable d’oser proposer une anthologie de la poésie engagée sans y inclure un seul poème du ponte, du grand maître de la littérature française du XIXème siècle, Victor Hugo , auteur très engagé politiquement contre« l’exécrable trompeur » ou Napoléon le petit , notamment dans Ultima Verba. Mais Victor Hugo n’est pas qu’un géant littéraire aux engagements d’un autre temps, il luttait également contre des sujets encore très actuels, comme dans Où vont tous ces enfants… dans lequel il dénonce le travail et l’exploitation des enfants des milieux ouvriers dans les industries et les mines.

J’ai enfin porté mon choix sur trois autres poèmes s’inscrivant dans des thèmes plus mineurs de la poésie engagée comme la religion, avec Je ne veux plus aimer que ma mère Marie de Verlaine, ou L’épitaphe, aussi connu sous le nom de Ballade des pendus de François Villon, entre religiosité et descriptions crues pour l’acte de contrition d’un condamné au gibet. Enfin, nous finirons avec une petite perle de Pierre de Ronsard qui près de cinq siècles avant l’ouverture du Grenelle de l’environnement prônait déjà le respect de la Nature dans Écoute bûcheron.

Ce rapide tour d’horizon terminé, il ne te reste plus lecteur qu’à te laisser porter par la magie de ces textes qui sont pour la plupart encore très actuels, mais dans tous les cas d’une grande force et d’une grande beauté qui invitent à la réflexion.

Arthur Rimbaud est un jeune poète prodige de la fin du XIXème qui quitte le logis familial à 16 ans et croise la guerre en 1870 qui le marque profondément et dont il traduit l'horreur à travers de nombreux poèmes, aujourd'hui toujours aussi touchants.



Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu'une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –
Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Arthur Rimbaud


Le Dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil de la montagne fière,
Luit; C'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pale dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.
Les parfums ne font plus frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.

Arthur Rimbaud
Boris Vian est un écrivain et poète français diplômé de l'école Centrale dont le texte qui suit est à l'origine une chanson que je me suis permis d'inclure dans cette anthologie car poesie et musique sont très proches et l'engagement anti-militariste que Vian exprime à la fin de la guerre d'Indochine et à la veille de la guerre d'Algerie y est très net. La version présentée ici est une version remaniée de la chanson car la première version avait été censurée à cause du dernier couplet, originellement:

Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je possède une arme
Et que je vais tirer

Le déserteur

Monsieur le président

Je vous fais une lettre

Que vous lirez peut-être

Si vous avez le temps


Je viens de recevoir

Mes papiers militaires

Pour partir à la guerre

Avant mercredi soir


Monsieur le président

Je ne veux pas la faire

Je ne suis pas sur terre

Pour tuer des pauvres gens


C'est pas pour vous fâcher

Il faut que je vous dise

Ma décision est prise

Je m'en vais déserter


Depuis que je suis né

J'ai vu mourir mon père

J'ai vu partir mes frères

Et pleurer mes enfants


Ma mère a tant souffert

Elle est dedans sa tombe

Et se moque des bombes

Et se moque des vers


Quand j'étais prisonnier

On m'a volé ma femme

On m'a volé mon âme

Et tout mon cher passé


Demain de bon matin

Je fermerai ma porte

Au nez des années mortes

J'irai sur les chemins


Je mendierai ma vie

Sur les routes de France

De Bretagne en Provence

Et je dirai aux gens:


« Refusez d'obéir

Refusez de la faire

N'allez pas à la guerre

Refusez de partir »


S'il faut donner son sang

Allez donner le vôtre

Vous êtes bon apôtre

Monsieur le président


Si vous me poursuivez

Prévenez vos gendarmes

Que je n'aurai pas d'armes

Et qu'ils pourront tirer


Boris Vian

Paul Eluard est un poète français de la première moitié du XXème siècle, surréaliste qui s'engage d'abord dans un combat pour la liberté pendant la seconde guerre mondiale, puis, dans les années 1947-52 dans un combat pour la paix. Le poème qui suit s'inscrit dans son premier engagement , avec un titre pour le moins explicite.

Liberté

Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genets
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom

Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom

Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom

Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom

Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes maisons réunies
J'écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ces oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom

Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom

Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté

Paul Eluard